Les Cahiers croire : Les Français ont-ils une manière de prendre leur repas qui les distingue des habitants des autres pays ?

Claude Fischler : Oui, le temps dédié au repas par les Français reste important, alors qu’il diminue partout ailleurs. Selon l’Insee, nous y consacrons en moyenne 130 minutes par jour, contre 50 minutes pour les Nord-Américains. Nous avons aussi l’habitude de manger à heures fixes. À 13 h, la moitié des Français sont en train de manger, alors qu’ils ne sont que 17 % de la population à le faire à la même heure en Angleterre. Nous sommes les champions du monde de l’heure de pointe ! Aucun autre pays n’a un tel pic de fréquentation, même les Espagnols et les Italiens, dont nous sommes pourtant culturellement plus proches.

Nos repas restent structurés autour du petit déjeuner, du déjeuner et du dîner, ce qui surprend beaucoup les étrangers. En 1950, un sociologue américain s’étonnait de cette coutume française qui consiste à manger à heures fixes, « comme les animaux au zoo » ! D’un autre côté, l’écrivain Paul Morand, relatant un voyage aux États-Unis, s’étonnait des « mangeries de masse » : « On mange debout, en file indienne, comme à l’étable. »

D'où vient cette différence ?

C. F. : Pour les Français, le repas est un rite de communion qui suit ses règles propres. Il se déroule à certaines heures, autour d’un espace particulier (la table ronde ou rectangulaire), avec plusieurs personnes et certains ustensiles. S’il mange seul et rapidement un sandwich en marchant ou devant sa table de travail, un Français dira qu’il n’a pas mangé ! Cette représentation du repas comme synonyme de convivialité est ancrée dans la tradition catholique. La table monastique obéissait à un déroulement bien structuré. C’était aussi le cas à la cour du roi. Les seigneurs y rivalisaient de raffinement en composant des mets selon un déroulement complexe. À la cour, il pouvait y avoir jusqu’à sept services, organisés hiérarchiquement. Les plats étaient apportés tous en même temps, comme pour un buffet.

C’est seulement au XVIIIe siècle que le service est devenu successif, suivant l’ordre entrée, plat, dessert. Au fil du temps, des théories se sont élaborées, aboutissant à des traités de cuisine. En France, la dimension collective du repas s’est forgée à travers les institutions de l’État centralisé – le monastère, l’hôpital, l’école, la caserne –, qui ont codifié le repas pris en commun.

Cette dimension collective est donc une particularité nationale ?

C. F. : Absolument. Manger, c’est rompre le pain, être ensemble, partager. On appelle cela la commensalité : le fait d’être le compagnon de table de quelqu’un. À table, on fait beaucoup plus que manger : on apprend des règles sociales et morales, on attend pour manger, on ne se sert pas davantage que les autres, on goûte les plats avant de dire que l’on n’aime pas… On se plie à la règle commune pour éviter de s’extraire de la communauté ou, pour employer un vocabulaire religieux, d’être excommunié.

La France compte 3 % de vrais végétariens et 8 à 12 % de personnes qui évitent la consommation de viande, mais acceptent d’en manger si leurs compagnons de table en prennent. Ce contrôle par la communauté attablée et la faible habitude de manger à toute heure sont des raisons qui expliquent, entre autres, pourquoi nous avons le plus bas taux d’obésité et de surpoids des 34 pays de l’OCDE.

Comment cela se passe-t-il ailleurs ?

C. F. : Dans le système anglo-saxon, inspiré du protestantisme, c’est une affaire entre « me, myself and I » (« moi, moi-même et je ») ; chacun est responsable de ce qu’il fait entrer dans son corps. Il est seul face à lui-même et face à Dieu ! Je suis responsable de mon propre salut. Manger est un acte individuel. Si l’on veut manger ensemble, il faut établir une sorte de contrat qui préserve les habitudes de chacun. La liberté personnelle prime sur les traditions, qui sont souvent vécues comme des contraintes. Si vous recevez des amis anglo-saxons, ils vous informeront à l’avance de leurs habitudes alimentaires afin que le repas se déroule dans les meilleures conditions. En France, on ne mange pas à la carte ; on s’adapte à ce qui est proposé par le maître ou la maîtresse de maison.

Cette différence d’approche entre catholicisme et protestantisme a-t-elle eu d’autres incidences ?

C. F. : Oui, elle se signale notamment par une forte moralisation de l’alimentation. Pour les tenants de la médecine de Paracelse (1493/94-1541), qui étaient souvent protestants, les maladies sont provoquées par des causes extérieures et non par un dérèglement interne de nos humeurs (comme dans la médecine hippocratique). Le sucre dont la blancheur évoque la pureté cacherait ainsi une profonde noirceur. Ce serait même un poison ! Le docteur Paul Carton (1875-1947) voyait dans l’alcool, le sucre et le gras la source de tous les dérèglements sociaux. On retrouve cette dimension de l’aliment meurtrier chez les prédicateurs protestants puritains qui prônent, entre autres, le végétarisme et l’abstinence de toute substance excitante (café, sucre, etc.). Il faut donc manger de façon diététique, en faisant les bons choix, afin de vivre le plus longtemps possible. Cette responsabilité individuelle a aussi un versant culpabilisant : si je n’y arrive pas, c’est entièrement de ma faute !

Et du côté catholique ?

C. F. : Au Moyen Âge, des querelles théologiques ont surgi pour savoir si l’on pouvait consommer ou non des sucreries pendant le carême. À l’époque, le sucre était une épice rare et chère, commercialisée par les apothicaires, et dont les vertus médicinales servaient à soigner les enfants de hautes personnalités. Cette polémique a culminé au XVIIe siècle avec les jansénistes, qui avaient une approche culpabilisante… En 2002, ce n’est pas un hasard si une Supplique au pape pour enlever la gourmandise de la liste des péchés capitaux est adressée à Jean-Paul II par un Français, le boulanger Lionel Poilâne, qui avait mobilisé pour l’occasion des chefs cuisiniers, des hommes politiques, des historiens et des écrivains dans le but de réhabiliter le mot « gourmandise ».

En effet, chez les Allemands, les Italiens et les Espagnols, la gula, le septième péché capital, est traduit par gloutonnerie, voracité ou goinfrerie. Ce terme désigne celui qui mange plus que sa part. Dans notre culture latine et catholique, ce qui est stigmatisé, c’est le plaisir solitaire. À partir du moment où le plaisir est partagé, il est légitime.

LIRE AUSSI :

Se nourrir, un exercice spirituel

À la table de Jésus

« Dans le judaïsme, la nourriture est spirituelle »