Gaële de La Brosse, docteur ès lettres de l’université Paris IV-Sorbonne, est cofondatrice de la revue et du réseau Chemins d’étoiles, ouverte sur la dimension spirituelle de l’itinérance.

Elle a dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur le voyage, écrit de nombreux articles sur les anciennes voies de pèlerinage qu’elle a arpentées, et publié Tro Breiz, les chemins du Paradis, Pèlerinage des Sept Saints de Bretagne (Presses de la Renaissance, 2006), le Guide spirituel des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle (Presses de la Renaissance, 2010).

Elle est l'auteur de la rubrique chemins de pèlerinage dans l'hebdomadaire Pèlerin et sur le site pelerin.com.

Ce texte reprend la majeure partie d'une communication que Gaële de La Brosse a faite lors du congrès d'Arles de la Fédération de l'association des chemins de Saint Jacques de Compostelle, en mars 2008.

Le devoir le plus sacré

C’est ainsi que Platon définissait l’hospitalité, qu’il considérait comme le devoir "le plus sacré de tous" (Les Lois, livre V). Ce devoir, pourrait-on ajouter, n’est jamais plus impérieux que lorsqu’il s’exerce à l’encontre des jeunes. Le Chemin de Saint-Jacques est en effet l’un des vecteurs privilégiés de l’héritage que nous avons reçu en partage et que nous avons le devoir de transmettre à notre tour.

La Déclaration du Conseil de l’Europe du 23 octobre 1987 en fit le « Premier Itinéraire culturel européen », l’exprime bien en rappelant que les valeurs du Chemin sont aussi celles qui créent l’identité européenne : « le sens de l’humain dans la société, les idées de liberté et de justice et la confiance dans le progrès ». Ce sont ces valeurs qui permettent de surmonter « les distances, les frontières et les incompréhensions » ; ce sont donc elles que l’Europe veut transmettre aux jeunes générations qui ont la lourde tâche d’en prolonger la construction.

C’est pourquoi, vingt ans après cette Déclaration, l’Institut européen des Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, à l’initiative de Michel Thomas-Penette, a voulu réaffirmer cet engagement essentiel en proclamant une nouvelle Déclaration, en septembre 2007, au Puy-en-Velay, en présence d’une délégation de jeunes des différents pays d’Europe. Cette Déclaration affirmait la nécessité de prolonger cette construction européenne. Certains des jeunes présents au Puy-en-Velay ont porté cette Déclaration jusqu’à Santiago de Compostela le 23 octobre 2007, vingt ans jour pour jour après la première Déclaration du Conseil de l’Europe.

Une structure répond particulièrement à ce souhait exprimé dans cette Déclaration du Puy-en-Velay, qui est de faire de ces chemins « un lieu de rencontre et de partage, un espace de réflexion et un véritable laboratoire de la construction européenne à ciel ouvert » dans un « esprit de dialogue et de partage ». C’est le Centre de Culture européenne de Saint-Jean-d’Angély, qui organise des sessions plurinationales de culture et de citoyenneté européennes destinées aux jeunes (16-19 ans) de tous les pays d’Europe. Si ces programmes s’adressent aux jeunes, c’est parce que ce Centre estime – comme l’exprime son directeur Alain Ohnenwald – « que la compréhension de l’identité européenne et la solidarité entre citoyens doivent se vivre à l’âge où lesa priorisont loin d’être figés et où la rencontre entre nationalités différentes est spontanée et naturelle ». A cet âge, poursuit le directeur du Centre, « les jeunes ont besoin de vivre ensemble à plusieurs nationalités la construction européenne avant de l’apprendre. Ils ont besoin de vaincre la peur de l’autre et de donner sens à leurs désirs de découverte. Ils ont besoin de connaître leurs racines communes, de mesurer leurs différences, d’apprécier leurs complémentarités et de s’accepter pour pouvoir se comprendre. »

Dans un autre contexte et sous une autre forme, c’est bien ce même message que les jeunes patineurs de la Transeuropéenne, représentants de la « Jeune Europe », ont colporté à travers les pays traversés par les Chemins de Saint-Jacques, de l’Espagne à la Pologne. Un message d’espérance et de foi en l’avenir, tel qu’il avait été formulé par le pape Jean-Paul II lors des IVe Journées Mondiales de la Jeunesse à Santiago, en 1989, et lors des rencontres de Strasbourg qui avaient eu lieu un an auparavant pour préparer ces JMJ : « L’Europe comprendra mieux ses racines, sur les routes qui ont conduit tant de pèlerins à Santiago depuis le Moyen Age, avec vous, jeunes évangélisateurs de l’an 2000. »

Enfin, c’est également ce devoir de transmission qu’exerce Eric Fontaneilles lorsqu’il emmène ses deux garçons de 11 et 14 ans tourner un film sur le Chemin de Saint-Jacques. « Nous avons le devoir de leur transmettre ce passé, m’a-t-il un jour confié. Si nous ne le faisons pas, nous sommes criminels. Le Chemin de Saint-Jacques est le premier et le dernier voyage du monde occidental. C’est lui qui a fédéré notre Europe, et ce n’est pas un hasard si, au moment où l’individu se cherche, est en quête de repères, ce Chemin revit de plus belle… » « Je ne suis pas croyant, avait-il poursuivi, et j’ai toujours vécu en nomade, mais je ressens un moi une nécessité impérieuse de transmettre ce patrimoine à mes enfants : non pas un patrimoine foncier, comme disent les collecteurs d’impôts, mais un patrimoine immatériel inestimable, ce qui bien plus précieux. » Voilà les motifs qui ont poussé Eric Fontaneilles à entraîner ses enfants sur la Voie du Puy-en-Velay. Un détail significatif : le surnom de « Grimoire » donné à ce père de 60 ans, qui est pour ses deux garçons un morceau de parchemin, un fragment de mémoire. A travers ses propres enfants, c’est à une génération entière qu’il passe le relais.

Une joie partagée

Tous ceux qui ont accompagné des groupes d’adolescents vers Saint-Jacques vous le confirmeront : ces Chemins porteurs d’avenir – par définition, un chemin part d’un passé connu pour aller vers un avenir inconnu – sont en adéquation totale avec leurs attentes. On pourrait presque dire qu’ils semblent faits pour eux « sur mesure » ; c’est pourquoi ils s’y sentent bien. Jean-Claude Bourlès, dans Passants de Compostelle, décrit ainsi un groupe de jeunes pèlerins croisé sur le Chemin : « Un groupe venu de je ne sais où déboule devant nous en riant. Des adolescents, une dizaine, courant sur le chemin des vignes, criant, riant, jeunes et heureux, un peu fous comme on l’est à cet âge. Mais d’où sortent-ils avec leurs coquilles neuves cousues sur les sacs ? » (Passants de Compostelle, Payot, 1999, p. 47). C’est à cet âge-là, où on est encore plein de générosité et de spontanéité, que ce voyage peut être une aventure extraordinaire. Dormir à la belle étoile, s’orienter à la boussole, vivre au rythme du soleil, tout cela représente en effet, pour un adolescent citadin, l’Aventure avec un grand A. Une joie profonde, allant parfois même jusqu’à une sorte d’ivresse surnaturelle, en tout cas un sentiment inconnu jusqu’alors.

Et ce sentiment est bien sûr partagé. Permettre à un groupe de jeunes de vivre cette expérience procure en effet à celui qui l’accompagne tout autant de bonheur : « Etre témoin est encore un fait de grâce », dit l’écrivain suisse Georges Haldas. Cette joie communiquée, les accompagnateurs et les hôtes qui reçurent chez eux les « Compagnons-Pèlerins » du Puy-en-Velay à Conques s’en souviendront toute leur vie : nombreux furent ceux qui ont témoigné que ces jeunes ont laissé dans leur sillage une traînée de lumière. Cette joie partagée, Eric Fontaneilles l’exprime aussi quand il détaille à ses enfants le tympan de Conques, comme une bande dessinée ; ou quand il leur explique, à Santo Domingo de la Calzada, l’histoire du « Pendu dépendu », comme un conte porteur d’une signification vivante. Cette joie, Ronan Pérennou l’a également ressentie quand les jeunes qu’il accompagnait sur le Chemin du Tro Breiz, en suivant son exemple – et celui des pèlerins, à travers les siècles –, se sont agenouillés et signés à la vue du sanctuaire de Sainte-Anne-d’Auray.

Tous ces « passeurs », qui souhaitent partager cette joie qu’ils ont eux-mêmes reçue, communiquent en réalité bien davantage : « On nous appelle les Passants non parce que nous passons sur la route, mais parce que nous passons la Connaissance », dit le maître d’œuvre à Jehan le Tonnerre, le jeune compagnon dont Henri Vincenot raconte le cheminement dans Les Etoiles de Compostelle (éd. Denoël, p. 185). Il s’agit donc d’un échange complexe, qui conduit naturellement à définir le troisième qualificatif de l’hospitalité : un devoir et une joie, mais aussi un art…

Un art difficile et subtil

Comme tous les arts, cet apprentissage est difficile et subtil : il s’agit de vivre l’hospitalité dans l’échange. On sait que la langue française ne possède qu’un seul mot pour désigner celui qui accueille et celui qui est accueilli : l’« hôte ». C’est précisément cette réciprocité qui doit être vécue en compagnie des jeunes sur le Chemin : leur transmettre un patrimoine qu’ils auront à leur tour envie de partager.

L’un des exemples significatifs à ce titre est celui de Ronan Pérennou, un pèlerin de Saint-Jacques qui s’est installé comme hospitalier en Bretagne, dans un vieux bâtiment qu’il a baptisé « Ospital Bodélio », à l’endroit où les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem faisaient passer la rivière du Belon aux pèlerins. Depuis 1992, il emmène tous les ans des élèves du collège de Kerbertrand (Quimperlé) pour effectuer une étape du Tro Breiz. En retour, ces jeunes ont tenu à accueillir eux-mêmes l’été suivant les 1 500 marcheurs de l’association Les Chemins du Tro Breiz qui ont fait halte à l’Ospital Bodélio. Ainsi, l’échange instauré par cet ancien pèlerin devenu hospitalier s’est transmis à la génération de ceux qu’il a lui-même emmenés sur la route…

Ronan Pérennou pourrait citer de nombreux exemples illustrant cette réciprocité. Par exemple, celui d’un jeune garçon qui, ayant perdu sa mère, était en pleine crise, refusant tout d’un bloc. Au retour d’une étape pérégrine, ce garçon, qui avait réussi à dépasser son épreuve, portait les autres élèves et les encourageait à surmonter les difficultés. Eric Fontaneilles raconte une anecdote similaire : alors que, tout au long du Chemin, c’est lui qui avait encouragé ses enfants à poursuivre, il a dû passer le relais parce qu’il s’était foulé la cheville. Ce sont alors les enfants qui ont essayé de rassurer leur père en lui disant : « Ne t’en fais pas, Grimoire, dans trois jours tu marcheras à nouveau ! Allez, courage ! » « A ce moment-là, commente Eric Fontaneilles, j’ai compris que l’échange avait eu lieu : ce Chemin était devenu leur Chemin, ils se l’étaient approprié. »

Dans Les Etoiles de Compostelle, on trouve le même épisode symbolique lorsque, au retour de Compostelle, le jeune Jehan Le Tonnerre porte le vieux Prophète sur son dos jusqu’à Vézelay. Le maître lui a donné tout ce qu’il a lui-même appris du Chemin, et le compagnon apprenti lui témoigne ainsi sa reconnaissance.

Cet art de la réciprocité est une composante essentielle de l’hospitalité : Thierry Paquot, philosophe, professeur, qui a spécialement étudié la question de l’hospitalité urbaine, parle à ce propos de « transhospitalité » et utilise le joli terme d’ "accueillance" (Cf. Informations sociales n° 85 : L’Hospitalité, 2000, article « De la transhospitalité », p. 31) qui signifie, en ancien français, « disposition à l’accueil ». Autrement dit : l’« hospitalité du cœur », dont il est ici question… Cette « hospitalité du cœur » si chère à Ronan Pérennou qui fit inscrire la phrase suivante au-dessus de l’autel de la chapelle de son Ospital :« Digemer unan bennag a gleuz kalon an daou » (« Accueillir quelqu’un élargit le cœur des deux »). Pour que tous deux (celui qui accueille et celui qui est accueilli) se souviennent précisément de la nécessité de cet échange.

Une mutation mystérieuse

Dans l’abondante production éditoriale jacquaire parue ces dernières années, l’un des titres les plus évocateurs est peut-être celui que Florence Bacchetta a choisi pour son ouvrage :En marche vers Compostelle, un chemin de transformation. Ces termes expriment bien ce mystère ineffable qui s’installe en chaque être dès lors qu’il se met en Chemin ; cette lente transformation du pèlerin qui, comme le lézard se faufilant sur les pierres, perd progressivement sa peau. Le pèlerin est semblable à ce lézard : il mue. Au fur et à mesure de sa progression sur le Chemin, il sème derrière lui tout ce qu’il avait emporté dans sa besace.

Eric Fontaneilles me racontait ainsi qu’au fur et à mesure de la marche, ses garçons s’étaient délestés de leurs bagages. Ils avaient renvoyé par la poste tout ce qui était devenu superflu : le téléphone portable, le blouson de marque, et bien d’autres choses « clinquantes » qui « encombrent » notre quotidien et nous voilent l’essentiel. Et cet allégement s’est accompagné d’une « libération intérieure » : au fur et à mesure de leur avancée sur le Chemin, ces jeunes ont modifié leur regard, leur attitude, leur façon de parler. Au début du voyage, leur conversation n’était que banalité. Puis ils se sont laissés « façonner » par le Chemin – le verbe est on ne peut plus juste, car à cet âge on est encore malléable –, ils ont laissé le Chemin entrer en eux. Leur père leur a alors expliqué que le but de ce Chemin était précisément celui-là : se dépouiller de ses habitudes, de ses certitudes, pour « lâcher prise », pour se rendre disponible. Il leur a aussi expliqué que les fers, les chaînes et les menottes qu’ils voyaient à Santo Domingo de la Calzada, à Saint-Léonard-de-Noblat ou à Orcival, et dans bien d’autres sanctuaires du Chemin, étaient les dépouilles que les prisonniers, dans des temps très reculés, avaient laissées derrière eux, car leur pèlerinage avait permis la rémission de leur peine. Un symbole de la libération intérieure qui s’opère chez le pèlerin en Chemin.

L’exemple contemporain de l’association Oikoten, en Belgique, s’insère bien dans la continuité de cette libération à la fois réelle et symbolique par l’ascèse de la marche. Inspirés par l’initiative des « Caravanes de la dernière chance » de l’organisation américaine « Vision Quest », des éducateurs ont organisé en 1982 une première randonnée pédestre de Vézelay à Saint-Jacques-de-Compostelle pour deux mineurs délinquants et un accompagnateur. Partant du constat que l’arsenal classique des institutions pénitentiaires ne fonctionnait pas, ils ont imaginé ce projet un peu fou qui représentait réellement pour ces jeunes une « dernière chance » de réinsertion. Si ces adolescents menaient à bien cette marche, ils seraient libérés par le juge de la jeunesse et, encouragés par un parrain ou une marraine, des amis ou des sympathisants, ils pourraient prendre leur avenir en main. Cette entreprise fut un réel succès. Contrairement aux prévisions du plus grand nombre, les marcheurs ont atteint leur objectif final au terme de 2 500 km et les deux jeunes ont ensuite réussi à se réinsérer dans la société.

Ce premier succès fut à l’origine de la création de l’association Oikoten. Un nom grec qui a une double signification : « hors de sa maison, hors de son pays » (ce qui est aussi la signification du mot « pèlerin ») et « par sa propre force, par ses propres moyens ». Depuis cette expérience fondatrice de 1982, l’association poursuit cette action en collaboration avec les institutions de la communauté flamande : les projets se sont diversifiés mais la randonnée « classique » reste Louvain – Saint-Jacques-de-Compostelle et dure 4 mois. L’association estime qu’environ 60 % des participants réussissent à se réintégrer dans la société.

C’est en entendant parler de l’un de ces groupes de l’association Oikoten, qui le précédait de quelques jours lorsqu’il marchait sur le Chemin du Puy-en-Velay en 1998, que Bernard Ollivier a eu l’idée de créer l’association Seuil. Une structure calquée sur le modèle belge, qui a pour but de réinsérer les jeunes par la marche à pied. Cette association, créée en 2000, organise des marches dans plusieurs pays, mais l’Espagne reste l’une de ses destinations privilégiées. En 2008, la plupart des jeunes qui partiront sur la route marcheront ainsi sur le Chemin de Saint-Jacques (de Roncevaux à Séville via Saint-Jacques ou vice-versa).

Ces exemples de dépouillement et de libération (réelle et symbolique) montrent combien il est important que se multiplient ces initiatives, qui sont au cœur de la signification essentielle du Chemin de Saint-Jacques, à la fois ancré dans l’histoire et porteur d’un message contemporain. Un chemin de métamorphose, de transformation, de libération. Un chemin d’éducation (dans le mot « éducation », il y a le terme latin ducere, qui signifie « conduire »), également, ou plutôt de rééducation, sur lequel les accompagnateurs (qu’ils soient parents, guides, ou éducateurs) sont des « vecteurs » plutôt que des « acteurs ». Le véritable Acteur, c’est le Chemin ; ou plutôt, ce sont toutes ces valeurs essentielles qui font le Chemin : le « lâcher-prise », la générosité, le sens de l’amitié et de la fidélité, le goût de l’effort et du sacrifice, qui « rend sacré » tout ce qui survient.

L’accueil : la consécration par le rituel

Ainsi, parler d’hospitalité envers les jeunes, c’est évoquer, au sens propre du terme, le « rite de l’accueil ». C’est en ces termes que frère Denis Hubert conclut sa définition de l’hospitalité.

La signification du nom de l’association belge Oikoten, comme celle de l’association « Seuil », montrent bien que le pèlerinage sur les Chemins de Saint-Jacques est un voyage initiatique (au sens d’initium, « commencement »). C’est ainsi que le qualifiait Alphonse Dupront, spécialiste d’anthropologie religieuse, qui fut l’un des grands interprètes de ce Chemin : « Comme tout parcours initiatique, écrit-il, celui-ci inscrit sur la terre et dans l’espace épreuves et étapes de la mutation existentielle. » Et il poursuit : « Sept portes se succèdent au long du chemin initiatique de Compostelle, toutes épreuves plus ou moins difficiles de franchissements de massifs montagneux : leur nombre est déjà de soi consacrant et justice de la capacité du candidat à aller toujours ultreia, et à tenir jusqu’au terme » (Saint-Jacques-de-Compostelle, Puissances du pèlerinage, Brepols, 1985, p. 248).

Cette action essentielle du Chemin s’applique bien sûr aux pèlerins de tous âges ; mais elle est tout spécialement adaptée aux jeunes pèlerins. Le Chemin de Saint-Jacques est un itinéraire qui conduit à la maturité, qui aide à passer de l’enfance à l’adolescence ou de l’adolescence à l’âge adulte. Et c’est bien ce symbole qu’il faut voir dans le fait que les jeunes que Ronan Pérennou emmène sur le Tro Breiz ont tous leur « certificat de pèlerin » au-dessus de leur bureau. Ce Chemin les conduit, par étapes (une tous les ans), vers le baccalauréat, autre épreuve rituelle qui marque la fin de leur adolescence. D’ailleurs, lors de la dernière étape du Tro Breiz, les parents viennent parfois accompagner leur fils, pour une ultime étape commune. De même, les exemples sont nombreux, dans les narrations de la famille Robineau ou de la famille Mosser, où les parents sont émerveillés de voir leurs enfants grandir sous leurs yeux, en bravant les difficultés, en surpassant la tentation du découragement. Et, surtout, en transformant l’épreuve, jusqu’à ce qu’elle devienne une grâce.

C’est pourquoi, reprenant le terme final de la définition qui nous a ici servi de fil conducteur, on pourra affirmer que prodiguer l’hospitalité aux jeunes sur le Chemin, c’est exercer, au sens propre du terme, le « rite de l’accueil » : un rituel qui consiste à inviter le jeune à « passer un cap », à « franchir un seuil », en lui ouvrant les portes du Chemin et en lui disant « Tu es ici chez toi. Habite ce Chemin, je te passe le témoin. » Comme on ouvre à un étranger – tel est précisément, on l’a vu, le sens du mot « pèlerin » – les portes de sa maison en acceptant qu’il y apporte ce qu’il souhaite ; qu’il y apporte ce qu’il est.

On peut même affirmer que tant qu’on n’a pas accompli ce rituel, on n’a pas fini son Chemin. « Parce que la Connaissance, dit le vieux Prophète au jeune Jehan le Tonnerre dans Les Etoiles de Compostelle, c’est aussi savoir que lorsqu’on est arrivé, il faut revenir et que la moitié seulement du travail est fait ! » (Op. cit., p. 300). C’est ici toute la signification du mot « retour », qu’il ne faut pas prendre seulement au sens de « retour chez soi » : le retour, ce n’est pas tant le retour physique dans son pays que le fait de donner « en retour » ce qu’on a reçu.

C’est alors, seulement, que le pèlerin sera parvenu au terme de son Chemin ; et qu’il sera prêt à brûler ses vêtements de marche, à se dépouiller de ses vieux oripeaux – c’est-à-dire à abandonner le vieil homme pour vivre, à son tour, une nouvelle naissance. Ramassant sa coquille sur le sable de cette Fin des Terres enfin atteinte, il pourra s’embarquer pour son dernier Voyage, le seul Voyage qu’il importe de réussir, vers cette contrée que les Celtes appelaient « le pays de l’Eternelle jeunesse », les « terres de l’immortalité » – et qui est le paradis suprême de l’hospitalité.