Religieux et religieuses, nous sommes appelés Frère ou Sœur. Ce titre précède habituellement notre nom. C’est un usage social mais cela dit aussi notre identité profonde, notre vocation, notre engagement à vivre une fraternité selon l’Évangile. Nous pouvons nous habituer à être ainsi dénommés mais il est bon parfois d’en redécouvrir le sens dans sa fraîcheur primitive, dans sa profondeur.

J’ai croisé récemment, dans la rue, une maman accompagnée de son jeune enfant. Elle me salue de l’habituel : «Bonjour, ma Sœur». Désorienté, son enfant me regarde, se tourne vers elle et lui demande : «C’est ta sœur ?». Sa mère sourit et essaie de répondre : «Non, bien sûr, ce n’est pas ma sœur. C’est une sœur». La réponse laisse l’enfant tout aussi perplexe. Il m’interroge alors : «Mais tu es la sœur de qui?»

Cette question m’a poursuivie longtemps. Comme un appel à approfondir ma propre vocation, comme une invitation à en goûter la grâce, la source, la promesse mais aussi le labeur et les exigences.

Cette dimension fraternelle structure (ou tout au moins essaie de structurer) notre style de vie, notre manière de travailler, de vivre la mission, d'être-au-monde et en Église. Nous voulons vivre en frères, en sœurs, avec tous, privilégiant ainsi l’alliance fraternelle à tout autre lien, qu’il soit conjugal ou parental.

Mais la vocation à la fraternité selon l’Évangile n’est pas réservée des religieux. Loin de là. C’est une promesse, un horizon, un don, une tâche qui sont indissociables de l’accueil de l’Évangile. Être chrétien, c’est se reconnaître frère (sœur) de tous.

Un parmi d'autres

Dans sa question naïve et dans la confusion qu’il faisait, cet enfant renvoyait simplement aux liens du sang, à l’expérience initiale que nous pouvons avoir d’appartenir à une fratrie. Naître et grandir avec d’autres frères ou sœurs est un donné qui marque profondément notre identité et contribue à notre croissance en humanité. Et en cela, c’est déjà une expérience spirituelle.

Être frères et sœurs, dans une même famille, c’est reconnaître que nous avons un rapport commun à une même origine. Une origine dont nous ne sommes pas les maîtres. La vie nous est donnée. Nous ne choisissons pas de naître, nous ne choisissons pas nos parents, nous ne choisissons pas nos frères et sœurs. Ni leur nombre, ni l'ordre dans lequel ils sont venus, ni leur tempérament, ni leur histoire. Nous les recevons. Il y a là une obéissance constitutive de notre existence.

On peut être, certes, fils ou fille unique. Mais on ne peut pas être frère ou sœur sans faire référence à un autre que soi ; et (hormis dans le cas de gémellité) à un autre situé différemment dans la fratrie (aîné, cadet, benjamin…).

Être frères et sœurs, c'est à la fois être unique et être à sa propre place parmi d'autres. Un parmi d’autres, ni plus ni moins. Et pourtant, nous restons toujours un peu cet enfant tyrannique et immature qui veut tout, tout vivre, tout faire ; qui ne se console pas de ne pas avoir toute la place, tout l’amour, de ne pas être présent à tout, de ne pas être au centre de tout. On comprend alors que les fratries puissent être le lieu de solidarités indéfectibles, de grandes affections, mais aussi de féroces rivalités.

Le Seigneur nous donne des frères

Dès le commencement, Dieu nous donne des frères : Caïn et Abel, Sem, Cham et Japhet, Isaac et Ismaël, Esaü et Jacob, Joseph et ses frères...

L'histoire fraternelle de l'humanité, telle que la raconte la Bible est une histoire de jalousies, de meurtres, tout simplement parce que la fraternité touche à des enjeux où se manifestent notre avidité, notre soif de possession, de pouvoir et de domination. «Je cherche mes frères» (Gn 37,16 ). Cette réponse de Joseph à l’homme qui l’aborde dans les rues de Sichem pourrait être le condensé dramatique de bien des fratries bibliques.

Et pourtant, c’est bien cette image de la fraternité qui qualifie les liens qui unissent les disciples du Christ, mais une fraternité définie à frais nouveaux, non plus par les seuls liens du sang mais par la reconnaissance et la confession de la Paternité aimante de Dieu.

On dit à Jésus: "Ta mère et tes frères sont là, ils te cherchent". Jésus dit: "Qui sont ma mère et mes frères?" Et il montre ses disciples en annonçant: "voici ma mère et mes frères". Non pas selon la chair et le sang, mais "quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère." Mt 12,46-50.

Il y a bien des frères selon la chair qui sont appelés comme apôtres, André et Simon, Jacques et Jean. Mais le terme de «frère» est redéfini beaucoup plus largement, s’enracinant dans l’Amour du Père, dans le Don du Père au Fils, dans le don que le Père fait aux hommes, dans le don que le Fils fait de lui-même à ses frères.

Dans l’Évangile, se comporter en frère, c'est vivre sa condition de fils du Père, écouter la parole et la mettre en pratique, consentir de tout recevoir de Dieu, s’en remettre radicalement à lui dans la confiance, inscrire toute sa vie dans l’Amour et le Don qu’Il est en plénitude. Nous sommes frères et sœurs parce que Dieu est qui Il est, Père de tous ses enfants.

La reconnaissance du partage du même don de la vie ouvre l'espace de la relation fraternelle et la compréhension de tout autre comme donné comme frère par le Père. Ainsi, l'homme peut percevoir une communauté profonde de destin, un «être-ensemble» à construire, une cité de frères. Son existence de fils s'accomplit alors dans une vie donnée à l'autre, au frère. Cette solidarité est appelée à se vivre, à se concrétiser dans l’échange, dans la réciprocité, dans le partage, dans le don.

Mais ne soyons pas naïfs ni aveugles. Il n’y a pas de réelle fraternité entre les humains qui ne passe par l’épreuve. Comme dans les fratries naturelles, les relations fraternelles en communauté, qu’elles soient religieuses ou ecclésiales, dans les groupes humains, sont si fragiles, tellement menacées par les rivalités, les jalousies, l’indifférence, la rancune, la violence.

Une réalité pascale

La fraternité à laquelle nous sommes appelés trouve sa source et son salut en Christ. C’est une fraternité «pascale», plongée dans la mort et la résurrection du Seigneur, lui qui est «le premier-né d’une multitude de frères» (Rm 8,29).

«Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin. (…) Il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint» (Jn 13, 1.4.6).

La fraternité du jeudi saint est une fraternité servante, à genoux. Jésus est là. Le Verbe, la lumière du monde, à genoux. Un geste qui dit l’homme selon le projet de Dieu, un frère serviteur de ses frères. Un homme suffisamment détaché du souci de soi, de son ego pour pouvoir prendre le risque de l’agenouillement, du service.

C’est aussi la fraternité de l’amour et de la fidélité «jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême». Par-delà la déception, la trahison, le reniement. Abandonné de tous, repoussé, condamné à mort par ceux-là même à qui il apporte la vie, le Christ continue à aimer, malgré tout et à se donner. La fraternité du jeudi saint est une fraternité blessée, parfois défigurée lorsqu’elle connaît dans son histoire l’épreuve de la moquerie, de l’injustice, de la trahison, de la lâcheté, de l’incompréhension.

Une fraternité pauvre et fragile, marquée par le péché mais c’est aussi une fraternité qui s’ouvre à la miséricorde et à la compassion. La fraternité peut alors connaître l'extrême de l'amour, l'extrême de la gratuité du Don dans le service, dans le pardon, dans l'amour du frère surtout lorsqu'il n'est pas réciproque.

Quand la fraternité devient combat, compassion...

«Ils requièrent, pour porter sa croix, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui passait par là, revenant des champs.» Mc 15, 21

Simon de Cyrène passe par là. Presque un hasard. Il n’est pas, semble-t-il un disciple de Jésus. Réquisitionné, contraint, il porte la croix de Jésus ; il se met au pas de ce condamné épuisé.

Des visages croisent notre route. Il nous arrive de nous trouver, plus ou moins consentants, plus ou moins disponibles, sur le chemin d’hommes et de femmes écrasées sous le poids d’une croix insupportable, sur le chemin d’hommes et de femmes à l’existence ravagée et malmenée par la vie.

La pauvreté économique, sociale, la précarité, la maladie, le handicap, isolent, excluent souvent des liens de convivialité, de fraternité ou risquent d'obscurcir aux yeux du monde (à nos propres yeux aussi, et aux leurs …) la dignité de visages humains. Une dignité de Fils et de Filles de Dieu. La fraternité se fait alors combat, compassion, aux côtés, avec ceux qui sont de notre famille, une famille que le Père nous donne.

«Après ces évènements, Joseph d’Arimathie (…) demanda à Pilate de pouvoir enlever le corps de Jésus (…). Nicodème vint aussi apportant un mélange de myrrhe et l’aloès. Ils prirent le corps de Jésus et le lièrent de linges, avec les aromates» (Jn 19, 38-42).

Après sa mort, le Christ reçoit des signes de compassion humaine : Nicodème apporte un mélange de myrrhe et d’aloès, les femmes préparent les aromates et les parfums. Le corps du Christ entre dans l’ombre du tombeau avec les parfums et les aromates, signe de la compassion de ses proches. Au moment où il descend au plus profond des ténèbres, il est enveloppé d’un geste de douceur, de respect et d’espérance. Dans l’espérance, nous pouvons envelopper autrui d’une sollicitude fraternelle et priante et l’oindre de respect et de confiance, de bienveillance.

Mais c’est à la lumière du matin de Pâques que la fraternité évangélique s’inaugure vraiment. Nous découvrons alors émerveillés, le véritable visage de ceux et celles qui nous entourent. Des visages lumineux, glorieux, bienheureux. Des visages habités de la clarté du premier jour, des visages transfigurés par une grâce incompréhensible. Des visages d’enfants bien-aimés du Père.