La réponse de Antoine Nouis, pasteur de l’Église réformée de France, directeur de la rédaction de l'hebdomadaire Réforme.

Sophie de Villeneuve : La Genèse raconte que Dieu a refusé l'offrande de Caïn, tandis qu'il a accepté celle d'Abel, ce qui a rendu Caïn tellement furieux qu'il a tué son frère. Mais pourquoi a-t-il refusé son offrande ?

Antoine Nouis : C'est une question difficile, qui a suscité plusieurs hypothèses. La Bible dit que Caïn offre des produits du sol, et Abel un premier-né de son troupeau. C'est très différent. Les premiers-nés renvoient à la notion de prémices. Dans le Premier Testament, on apporte la première partie de son troupeau, ou de sa récolte, pour dire que tout ce que nous recevons vient de Dieu. Et, par reconnaissance, on offre à Dieu les premiers résultats de son travail. Quand j'étais pasteur en paroisse, on me demandait parfois : Que doit-on donner à l'Église ? Je répondais : Vous décidez en conscience, mais si vous décidez de lui donner 3% de vos revenus, faites en sorte que ce soient les 3 premiers pour cent de votre revenu, et non les derniers. Cela représente la même somme, mais donner les trois premiers manifeste un acte de foi, qui signifie que tout ce que nous avons appartient à Dieu. L'Épître aux Hébreux dit que c'est "par la foi" qu'Abel apporta son offrande, mais pas Caïn. L'auteur pensait qu'il y avait plus de foi dans l'offrande d'Abel que dans celle de Caïn qui, lui, n'offre qu'une partie quelconque de ses récoltes.

DIAPORAMA : Caïn tuant Abel, par Nicolo Tornioli. Un tableau commenté

Mais je crois que ce n'est pas le cœur du texte. Ce qui est important, c'est qu'il dit que la différence existe dans notre monde. La grande question qu'il pose, c'est : Que faisons-nous de la différence ? Il y a autour de moi des gens plus doués, plus intelligents, plus riches que moi. Il y aura toujours des gens mieux dotés que moi de certaines qualités. Comment vais-je gérer cette différence, le sentiment de jalousie qui peut m'habiter ? Il me semble que c'est là le cœur du récit.

Le texte dit que Caïn est très irrité, que son visage est abattu. Il n'est clairement pas content, et Dieu le lui fait remarquer.

A. N. : Oui, Dieu lui demande : "Pourquoi es-tu abattu", et surtout il lui dit : "Le péché est tapi à ta porte comme une bête qui te convoite, mais toi, domine-le". Nous avons tous autour de nous des sujets de jalousie. Le texte nous dit que ce sentiment est une menace, et Dieu nous demande de le dominer. Ce sentiment est une bête prête à nous manger. La jalousie est quelque chose qui peut me ronger. Un verset des Proverbes dit que la jalousie est comme la carie des os. Dieu dit à Caïn que s'il s'abandonne à son sentiment de jalousie, il va se faire ronger de l'intérieur.

Jusqu'à tuer son frère ?

A. N. : Effectivement, dans l'histoire de Caïn et Abel, cela se termine dans le drame et le meurtre.

Pour la suite de l'histoire, en quoi est-ce important ?

A. N. : Bien sûr. En plaçant le meurtre d'Abel par Caïn au tout début de l'histoire de l'humanité, la Bible nous rappelle que la violence extrême, fratricide, et la relation à l'autre dans sa différence, sont au fondement de notre humanité, de notre civilisation. On peut dire qu'une civilisation se juge à la manière dont elle régule cette violence première qui est évidemment destructrice pour toute société.

Malgré l'exhortation divine, Caïn n'arrive pas à se dominer, et il tue Abel sans rien lui dire.

A. N. : Le texte hébreu dit exactement au verset 8 : "Caïn dit à son frère Abel. Et quand ils furent aux champs, il le tua." La phrase "Caïn dit à son frère Abel" est rompue. On attendrait qu'il lui dise quelque chose, qu'il est jaloux, mécontent… Les commentaires de ce texte disent que c'est une rupture qui fait sens, qu'il y a là un grand silence. Caïn dit quoi ? Rien du tout. Les commentaires disent qu'une des causes de la violence, c'est justement qu'entre les deux frères, il n'y a pas eu de parole. Quand il y a de la jalousie qui n'est pas exprimée par des mots, quand il n'y a pas d'explication entre les frères, cela débouche sur de la violence.

Donc c'est aussi une explication de la violence ?

A. N. : Oui. Et de temps en temps d'ailleurs, les commentaires rabbiniques sont sévères aussi pour Abel. Abel aussi aurait pu aller voir son frère, le sachant miné par la jalousie, et les deux frères auraient pu s'expliquer. Caïn a tué Abel, mais la responsabilité de la violence est portée par les deux, parce que tous deux ont été incapables de parole pour tenter de surmonter leurs différends.

Dans la suite du texte, Caïn est banni par Dieu, mais il a une descendance, et devient le père d'une grande lignée : il n'est donc pas si maudit ?

A. N. : Certes, mais cette grande lignée périra dans le déluge. On cite dans la Genèse toute la descendance de Caïn, et cette généalogie se termine par une phrase énigmatique : l'un de ses descendant, Lamek, dit à ses deux femmes : "J'ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C'est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix sept fois." Cela évoque une sorte de multiplication de la violence. La civilisation créée par Caïn s'est construite dans la violence et a péri dans la violence.

Tout cela raconte des choses très anciennes. Est-ce que cela nous parle encore aujourd'hui ?

A. N. : Bien sûr : c'est le grand thème du rapport à la différence. Comment est-ce que j'accueille et accepte la différence de mon frère ? C'est une question de tous les jours, c'est le fondement de l'éthique, et cela concerne aussi bien les relations entre les personnes qu'entre les communautés ou les peuples. Si le texte de Caïn et Abel est situé au tout début de la Bible, c'est pour montrer que cette relation au frère dans la différence est la question fondatrice posée à notre humanité, et donc à nous aujourd'hui.

N'est-ce pas aussi une question d'amour ? Caïn n'a-t-il pas souffert de s'être senti mal aimé ?

A. N. : Certaines lectures de ce texte disent en effet que Caïn, à l'origine, aurait été mal accueilli. Mais je dirais que ce qui est important, c'est ce qu'on est aujourd'hui. Nous avons une histoire, nous avons plus ou moins été aimés par nos parents, plus ou moins gâtés par la vie… Que faisons-nous, aujourd'hui, avec cette réalité ? Et comment accueillons-nous la différence d'autrui ? C'est l'essentiel de ce texte.